Pour inaugurer la section, voici le début d'une petite nouvelle en cours d'écriture. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, en bien comme en mal. Bonne lecture!
Il s’était bêtement laissé happer, en quelque sorte. Un feu pour piétons avait passé au vert à côté de lui alors qu’il allait chercher des produits ménagers en bordure de la banlieue, et il n’avait pas pu y résister : il emprunta le passage clouté. Une fois là-bas, ne sachant que faire, il se dirigea vers le feu vert le plus proche et, de feu vert en feu vert, de trottoir en passerelle, d’hésitations en frénésies, il s’était laissé dériver jusqu’à la ville comme un bateau, emporté par une dérade, heurterait les blocs du quai auquel il est amarré.
C’était un garçon de l’Ailleurs. Il n’avait jamais vécu à la ville et, au fond, peut-être pensait-il ne jamais le pouvoir. C’était à peine s’il l’avait vue, parfois, au détour d’un sentier. Il en avait effleuré les frontières, certes, avec un frisson douloureux lui murmurant dans les reins le bonheur qu’il pourrait y avoir. Chaque fois qu’il allait chercher des provisions, il voyait la lumière de sa masse sombre. Il goûtait avec un appétit particulier la résistance que les trottoirs offraient à sa semelle, quoiqu’il eût des trottoirs près de chez lui qui ressemblaient beaucoup à ceux-ci, à l’idée qu’il approchait de la ville, comme s’ils étaient plus résistants, plus solides, pavés de matière différente. Son pied même semblait sentir avec un délice tout particulier que ces trottoirs là avaient été empruntés par des gens de la ville. Non qu’il n’aimât pas l’Ailleurs, non qu’il se lassât du bruit de la mer, non qu’il ne fût pas saisi d’admiration devant les couchers de soleil sur les champs baignés d’ocre, non qu’il ne prît pas plaisir à sentir le jour lui masser le visage, assis sur une colline. Non qu’il ignorât les dangers et les tares de la ville, le peu de commode qu’il y avait, la promiscuité difficile, parfois, mais il savait qu’il y avait là-bas des sources de plaisir qu’il n’avait pas, seul chez lui. Aussi n’avait-il pas opposé beaucoup de résistance, passés les quelques premiers feux, à cette errance qui pourrait le mener là-bas, sans qu’il ne s’en sentît pleinement responsable.
Il avait traversé des rues glauques aux façades sombres et sans vie. Des maisons décharnées aux ongles cassés, étendant autour de lui leurs doigts squelettiques et leurs lèvres gercées, bordaient ses pas désordonnées. Des poubelles éventrées le regardaient passer, des trottoirs défoncés l’accueillaient, il frissonnait dans l’ombre chaque fois qu’il voyait quelqu’un, surtout les groupes de jeunes en survêtements de sport. La nuit tombait et, parfois, il n’avait que le faible halo jeté par le petit bonhomme vert, éternellement en mouvement, pour le guider, refuge grésillant des voyageurs désespérés et sans but.
Quand enfin les derniers coins de bâtisses s’ouvrirent sur la ville, il le sut à la vive douleur de ses yeux, éblouis par les mille lumières courant de tube en tube sur les néons abracadabrantesques qui dessinaient devant lui leurs motifs complexes et leurs sourires glacials dans un pépiement survolté. Des disques couraient dans ces longs serpents multicolores dont les couleurs s’entrecroisaient et se disputaient d’une maison à l’autre, bousculant leurs coins, arrondissant leurs angles, chahutant leurs croix, soufflant des lunules phosphorescentes qui s’éparpillaient dans la nuit en trémolos aigus. Il dut rester longtemps immobile devant cette succession de débauches de surenchères. Il était face à un carrefour : une large rue courait, perpendiculaire à celle qu’il venait d’emprunter, bien que celle-ci ne suivît pas son cours après ce croisement, mais se divisât elle-même en une fourchette de deux voies disjointes, généreusement garnies d’enseignes affriolantes chantant le bonheur qu’on trouvait dans les boutiques auxquelles elles appartenaient. Les rues étaient croulantes de voitures avançant au trot, tranquillement, sans que les gaz ne le dérangeassent ni que leur vue ne pût troubler pour lui la beauté de l’environnement : les véhicules eux-mêmes étaient rutilants et colorés, projetant leurs reflets vifs dans le fond de ses yeux de jeune homme. Aveuglé qu’il était, il ne parvint pas à distinguer le visage des automobilistes, qu’il imaginait béats d’extase et de bonheur permanent.
Il restait là, immobile mais si ébloui de courants lumineux qu’il avait l’impression de dériver, bercé par ces promesses inlassables. Batelier parcourant des terres inconnues, debout sur son esquif taillé dans du bois plein, il regardait, immobile, les immensités du Monde s’ouvrir devant lui. Il ne réussissait pas encore à donner leurs sens véritables aux mots « Supermarché », « Casino » ou « Pizzas à emporter » que dessinaient dans le noir leurs lettres évanescentes et colorées. Il laissait simplement le tournis ambiant venir à lui, le gagner, pénétrer chaque parcelle de son être jusqu’à ce qu’il fût sur le point de tomber. Se sentant pencher en avant, il avança le pied pour garder son équilibre.
Le premier pas était fait, l’homme avait marché sur sa lune.
Il tituba dans les rues saturées de cette ville nouvelle, bateau cherchant sa route bordée de phares aux directions contraires. Il ne s’était pas encore défait des allures de guides qu’avaient eu pour lui les simples feux pour piétons au long de son périple, et ces signaux dont la surabondance était si soudaine lui apparaissaient comme autant de sémaphores hurlants, le tiraillant de tous côtés pour le faire entrer dans ces lieux d’infinis débordants de richesses dont il ne pouvait se résoudre à en aller visiter un plutôt qu’un autre. Il voyait déployés devant lui des trésors d’ingéniosité, des machines vrombissantes aux possibilités immenses, des étals entiers remplis de différentes marques de cigarettes des magazines empilés comme des fagots de blé, de la nourriture débordant des boutiques comme si elle sortait des caves les mieux entretenues en même temps que de vergers ensoleillés dont les flancs chaleureux venaient de délivrer leurs produits mûrs, enfin des travaux d’orfèvrerie qui lui semblaient hors pair : des bijoux ravissant, des bagues étincelantes, des colliers parcourus de frissons éclatants, des montres clinquantes dans le sourire de leurs aiguilles.
Il marcha longtemps sans oser jamais s’y aventurer vraiment, de peur de froisser ces portes de verre, de peur surtout de ne savoir par où commencer. Comment faisaient les gens qui connaissaient la ville, qui avaient la chance de la traverser régulièrement, voire même – ô délice suprême, et suprême pensée! – de l’habiter ? Quel était leur rituel ? Commençaient-ils par entrer dans la droguerie ou dans le restaurant ? Devait-on aller voir les montres avant ou après les fruits ? Pouvait-on vraiment entrer dans ces boutiques mystérieuses dont la façade masquée par des rideaux cramoisis ne laissait pour seul indice qu’une inconnue mathématique ?
La réponse à cette question ne se fit pas attendre : il vit à l’instant même un homme y entrer prestement, prenant d’infinies précautions pour dissimuler son visage. C’était peut-être un signe, l’invitant à s’engouffrer au plus vite entre ces deux pans de lourd tissu. Le pourpre, couleur de la noblesse et couleur de la passion ! Cet antre devait receler de délicieuses choses… Mais il n’osa pas. Il ne put s’y résoudre, et continua de déambuler, automate extasié devant le spectacle, nouveau pour lui, de la Vie grouillante.
A mesure qu’il avançait cependant, les signaux se raréfiaient peu à peu, lassés de se démener pour un homme qui ne leur accordait visiblement pas de crédit, jusqu’à ne désigner l’entrée que de quelques établissements par rue, puis même jusqu’à ne redevenir que des signaux perdus dans la nuit.
Finalement, il se décida à rentrer dans un bar, au milieu d’une rue mal éclairée. Il avait vu un menu en ardoise, pendu derrière la paroi vitrée. Ainsi, au moins, il ne s’enfoncerait pas dans l’inconnu. En cas d’ultime détresse, il pourrait prendre un plat au hasard. Le hasard était préférable au mystère.
Il entra, s’aventurant au milieu de la fumée et des tables en toc réfléchissantes, environné de gens flous et de discussions inaudibles. Il s’appuya sur le zinc. Un tenancier avec une tête de tenancier, une serviette à la main, un tablier passé sur les épaules, vint le saluer et lui demander ce qu’il désirait. Le jeune homme piocha dans le menu un filet aux haricots, puis alla s’installer devant une petite table ronde semée d’hexagones, dont la tranche circulaire était boudinée et métallique. Son pied, long et filiforme, plongeait jusqu’à se visser, semblait-il, directement dans le sol.
Il s’amusa quelques instants à faire miroiter sous ses yeux les figures chromées de sa table puis, au bout de la main du serveur, son assiette apparut soudainement puis se laissa déposer dans un petit bruit sourd. Il mangea avec appétit, savourant cette nourriture qui, quoiqu’elle ne fût pas bien différente de celle qu’il avait pu goûter jusqu’alors, avait ce parfum délicieux que lui prêtait son origine urbaine.
Il eut bien un peu honte, au moment de payer, de devoir donner au comptoir des pièces qui avaient longtemps circulé hors de la ville, comme s’il y introduisait un peu d’étranger, au risque de l’altérer, quoique le tenancier n’eût même pas l’air de prêter attention à la somme qu’il lui tendait.. Mais il n’y pensait déjà plus une fois ressorti, étonné qu’il était de voir l’endroit grouillant de lumières et d’énergies, craquant sous les signaux, alors qu’il s’en souvenait comme d’un lieu assez sombre, aux néons clairsemés. Il sourit. Cette surprise lui apparaissait comme la marque probable d’une enchantement constant et sans cesse renouvelé de ce vaste soleil urbain dont les arabesques enflammées ne s’affaissaient dans son ventre brûlant que pour mieux rejaillir ensuite, plus grandes encore, et plus lumineuses, ainsi cette rue, tout à l’heure éteinte, qui désormais palpitait violemment, langue de feu impudique et sinueuse.
L’heure avançait et, quoique le disque de la lune eût disparu dans un ciel encombré par les faisceaux criards des enseignes emmêlées, il sut approximativement l’heure qu’il pouvait être. Il était, du reste, très fatigué, et se laissa dériver jusqu’au premier hôtel en vue – il n’eut d’ailleurs pas beaucoup de chemin à parcourir avant de le rencontrer –, un établissement petit mais sympathique, aux murs tendus de jaune et à l’accueil chaleureux. Il obtint une petite chambre au troisième, puis alla se coucher, sans prendre vraiment le temps de détailler son logis, lequel comprenait un lit, deux tabourets, une petite table, une étagère à deux niveaux, une petite télévision, une lampe de plafond et une lampe de chevet, avec des toilettes dans une salle connexe, à côté desquelles trônait un évier en vis-à-vis avec une douche cerclée de rideaux fleuris en toile cirée.
Il n’avait ni brosse à dents ni pyjama ; il se dévêtit, mal à l’aise, suant encore de la journée qu’il avait passé. Pourtant, quand, tirant les draps, il s’allongea au milieu du lit, ce fut l’univers entier qu’il sentit graviter autour de lui dans un tourbillon approbateur. Il se sentait fondre au milieu d’un espace clément, comme si à cet instant précis il avait été accepté par les murs de sa chambre, et au-delà d’eux-mêmes par l’immensité des bâtiments qui l’entourait.
Avec un soupir d’aise, il se laissa fondre dans son lit, s’imaginant perler sur le plancher, s’insinuer dans les interstices qui s’ouvraient entre les murs à sa venue, polir les vitres, nettoyer les façades, faire miroiter le sol des rues qui, à son passage, réfléchirait les lumières dansantes des néons, rêvant qui était un fleuve placide s’étendant sur son lit. Et peut-être le fut-il vraiment. Il se sentit couler dans le sein béni d’une belle déesse.
Et il passa sa première nuit avec la Ville.
Que peu de temps suffit
Il s’était bêtement laissé happer, en quelque sorte. Un feu pour piétons avait passé au vert à côté de lui alors qu’il allait chercher des produits ménagers en bordure de la banlieue, et il n’avait pas pu y résister : il emprunta le passage clouté. Une fois là-bas, ne sachant que faire, il se dirigea vers le feu vert le plus proche et, de feu vert en feu vert, de trottoir en passerelle, d’hésitations en frénésies, il s’était laissé dériver jusqu’à la ville comme un bateau, emporté par une dérade, heurterait les blocs du quai auquel il est amarré.
C’était un garçon de l’Ailleurs. Il n’avait jamais vécu à la ville et, au fond, peut-être pensait-il ne jamais le pouvoir. C’était à peine s’il l’avait vue, parfois, au détour d’un sentier. Il en avait effleuré les frontières, certes, avec un frisson douloureux lui murmurant dans les reins le bonheur qu’il pourrait y avoir. Chaque fois qu’il allait chercher des provisions, il voyait la lumière de sa masse sombre. Il goûtait avec un appétit particulier la résistance que les trottoirs offraient à sa semelle, quoiqu’il eût des trottoirs près de chez lui qui ressemblaient beaucoup à ceux-ci, à l’idée qu’il approchait de la ville, comme s’ils étaient plus résistants, plus solides, pavés de matière différente. Son pied même semblait sentir avec un délice tout particulier que ces trottoirs là avaient été empruntés par des gens de la ville. Non qu’il n’aimât pas l’Ailleurs, non qu’il se lassât du bruit de la mer, non qu’il ne fût pas saisi d’admiration devant les couchers de soleil sur les champs baignés d’ocre, non qu’il ne prît pas plaisir à sentir le jour lui masser le visage, assis sur une colline. Non qu’il ignorât les dangers et les tares de la ville, le peu de commode qu’il y avait, la promiscuité difficile, parfois, mais il savait qu’il y avait là-bas des sources de plaisir qu’il n’avait pas, seul chez lui. Aussi n’avait-il pas opposé beaucoup de résistance, passés les quelques premiers feux, à cette errance qui pourrait le mener là-bas, sans qu’il ne s’en sentît pleinement responsable.
Il avait traversé des rues glauques aux façades sombres et sans vie. Des maisons décharnées aux ongles cassés, étendant autour de lui leurs doigts squelettiques et leurs lèvres gercées, bordaient ses pas désordonnées. Des poubelles éventrées le regardaient passer, des trottoirs défoncés l’accueillaient, il frissonnait dans l’ombre chaque fois qu’il voyait quelqu’un, surtout les groupes de jeunes en survêtements de sport. La nuit tombait et, parfois, il n’avait que le faible halo jeté par le petit bonhomme vert, éternellement en mouvement, pour le guider, refuge grésillant des voyageurs désespérés et sans but.
Quand enfin les derniers coins de bâtisses s’ouvrirent sur la ville, il le sut à la vive douleur de ses yeux, éblouis par les mille lumières courant de tube en tube sur les néons abracadabrantesques qui dessinaient devant lui leurs motifs complexes et leurs sourires glacials dans un pépiement survolté. Des disques couraient dans ces longs serpents multicolores dont les couleurs s’entrecroisaient et se disputaient d’une maison à l’autre, bousculant leurs coins, arrondissant leurs angles, chahutant leurs croix, soufflant des lunules phosphorescentes qui s’éparpillaient dans la nuit en trémolos aigus. Il dut rester longtemps immobile devant cette succession de débauches de surenchères. Il était face à un carrefour : une large rue courait, perpendiculaire à celle qu’il venait d’emprunter, bien que celle-ci ne suivît pas son cours après ce croisement, mais se divisât elle-même en une fourchette de deux voies disjointes, généreusement garnies d’enseignes affriolantes chantant le bonheur qu’on trouvait dans les boutiques auxquelles elles appartenaient. Les rues étaient croulantes de voitures avançant au trot, tranquillement, sans que les gaz ne le dérangeassent ni que leur vue ne pût troubler pour lui la beauté de l’environnement : les véhicules eux-mêmes étaient rutilants et colorés, projetant leurs reflets vifs dans le fond de ses yeux de jeune homme. Aveuglé qu’il était, il ne parvint pas à distinguer le visage des automobilistes, qu’il imaginait béats d’extase et de bonheur permanent.
Il restait là, immobile mais si ébloui de courants lumineux qu’il avait l’impression de dériver, bercé par ces promesses inlassables. Batelier parcourant des terres inconnues, debout sur son esquif taillé dans du bois plein, il regardait, immobile, les immensités du Monde s’ouvrir devant lui. Il ne réussissait pas encore à donner leurs sens véritables aux mots « Supermarché », « Casino » ou « Pizzas à emporter » que dessinaient dans le noir leurs lettres évanescentes et colorées. Il laissait simplement le tournis ambiant venir à lui, le gagner, pénétrer chaque parcelle de son être jusqu’à ce qu’il fût sur le point de tomber. Se sentant pencher en avant, il avança le pied pour garder son équilibre.
Le premier pas était fait, l’homme avait marché sur sa lune.
Il tituba dans les rues saturées de cette ville nouvelle, bateau cherchant sa route bordée de phares aux directions contraires. Il ne s’était pas encore défait des allures de guides qu’avaient eu pour lui les simples feux pour piétons au long de son périple, et ces signaux dont la surabondance était si soudaine lui apparaissaient comme autant de sémaphores hurlants, le tiraillant de tous côtés pour le faire entrer dans ces lieux d’infinis débordants de richesses dont il ne pouvait se résoudre à en aller visiter un plutôt qu’un autre. Il voyait déployés devant lui des trésors d’ingéniosité, des machines vrombissantes aux possibilités immenses, des étals entiers remplis de différentes marques de cigarettes des magazines empilés comme des fagots de blé, de la nourriture débordant des boutiques comme si elle sortait des caves les mieux entretenues en même temps que de vergers ensoleillés dont les flancs chaleureux venaient de délivrer leurs produits mûrs, enfin des travaux d’orfèvrerie qui lui semblaient hors pair : des bijoux ravissant, des bagues étincelantes, des colliers parcourus de frissons éclatants, des montres clinquantes dans le sourire de leurs aiguilles.
Il marcha longtemps sans oser jamais s’y aventurer vraiment, de peur de froisser ces portes de verre, de peur surtout de ne savoir par où commencer. Comment faisaient les gens qui connaissaient la ville, qui avaient la chance de la traverser régulièrement, voire même – ô délice suprême, et suprême pensée! – de l’habiter ? Quel était leur rituel ? Commençaient-ils par entrer dans la droguerie ou dans le restaurant ? Devait-on aller voir les montres avant ou après les fruits ? Pouvait-on vraiment entrer dans ces boutiques mystérieuses dont la façade masquée par des rideaux cramoisis ne laissait pour seul indice qu’une inconnue mathématique ?
La réponse à cette question ne se fit pas attendre : il vit à l’instant même un homme y entrer prestement, prenant d’infinies précautions pour dissimuler son visage. C’était peut-être un signe, l’invitant à s’engouffrer au plus vite entre ces deux pans de lourd tissu. Le pourpre, couleur de la noblesse et couleur de la passion ! Cet antre devait receler de délicieuses choses… Mais il n’osa pas. Il ne put s’y résoudre, et continua de déambuler, automate extasié devant le spectacle, nouveau pour lui, de la Vie grouillante.
A mesure qu’il avançait cependant, les signaux se raréfiaient peu à peu, lassés de se démener pour un homme qui ne leur accordait visiblement pas de crédit, jusqu’à ne désigner l’entrée que de quelques établissements par rue, puis même jusqu’à ne redevenir que des signaux perdus dans la nuit.
Finalement, il se décida à rentrer dans un bar, au milieu d’une rue mal éclairée. Il avait vu un menu en ardoise, pendu derrière la paroi vitrée. Ainsi, au moins, il ne s’enfoncerait pas dans l’inconnu. En cas d’ultime détresse, il pourrait prendre un plat au hasard. Le hasard était préférable au mystère.
Il entra, s’aventurant au milieu de la fumée et des tables en toc réfléchissantes, environné de gens flous et de discussions inaudibles. Il s’appuya sur le zinc. Un tenancier avec une tête de tenancier, une serviette à la main, un tablier passé sur les épaules, vint le saluer et lui demander ce qu’il désirait. Le jeune homme piocha dans le menu un filet aux haricots, puis alla s’installer devant une petite table ronde semée d’hexagones, dont la tranche circulaire était boudinée et métallique. Son pied, long et filiforme, plongeait jusqu’à se visser, semblait-il, directement dans le sol.
Il s’amusa quelques instants à faire miroiter sous ses yeux les figures chromées de sa table puis, au bout de la main du serveur, son assiette apparut soudainement puis se laissa déposer dans un petit bruit sourd. Il mangea avec appétit, savourant cette nourriture qui, quoiqu’elle ne fût pas bien différente de celle qu’il avait pu goûter jusqu’alors, avait ce parfum délicieux que lui prêtait son origine urbaine.
Il eut bien un peu honte, au moment de payer, de devoir donner au comptoir des pièces qui avaient longtemps circulé hors de la ville, comme s’il y introduisait un peu d’étranger, au risque de l’altérer, quoique le tenancier n’eût même pas l’air de prêter attention à la somme qu’il lui tendait.. Mais il n’y pensait déjà plus une fois ressorti, étonné qu’il était de voir l’endroit grouillant de lumières et d’énergies, craquant sous les signaux, alors qu’il s’en souvenait comme d’un lieu assez sombre, aux néons clairsemés. Il sourit. Cette surprise lui apparaissait comme la marque probable d’une enchantement constant et sans cesse renouvelé de ce vaste soleil urbain dont les arabesques enflammées ne s’affaissaient dans son ventre brûlant que pour mieux rejaillir ensuite, plus grandes encore, et plus lumineuses, ainsi cette rue, tout à l’heure éteinte, qui désormais palpitait violemment, langue de feu impudique et sinueuse.
L’heure avançait et, quoique le disque de la lune eût disparu dans un ciel encombré par les faisceaux criards des enseignes emmêlées, il sut approximativement l’heure qu’il pouvait être. Il était, du reste, très fatigué, et se laissa dériver jusqu’au premier hôtel en vue – il n’eut d’ailleurs pas beaucoup de chemin à parcourir avant de le rencontrer –, un établissement petit mais sympathique, aux murs tendus de jaune et à l’accueil chaleureux. Il obtint une petite chambre au troisième, puis alla se coucher, sans prendre vraiment le temps de détailler son logis, lequel comprenait un lit, deux tabourets, une petite table, une étagère à deux niveaux, une petite télévision, une lampe de plafond et une lampe de chevet, avec des toilettes dans une salle connexe, à côté desquelles trônait un évier en vis-à-vis avec une douche cerclée de rideaux fleuris en toile cirée.
Il n’avait ni brosse à dents ni pyjama ; il se dévêtit, mal à l’aise, suant encore de la journée qu’il avait passé. Pourtant, quand, tirant les draps, il s’allongea au milieu du lit, ce fut l’univers entier qu’il sentit graviter autour de lui dans un tourbillon approbateur. Il se sentait fondre au milieu d’un espace clément, comme si à cet instant précis il avait été accepté par les murs de sa chambre, et au-delà d’eux-mêmes par l’immensité des bâtiments qui l’entourait.
Avec un soupir d’aise, il se laissa fondre dans son lit, s’imaginant perler sur le plancher, s’insinuer dans les interstices qui s’ouvraient entre les murs à sa venue, polir les vitres, nettoyer les façades, faire miroiter le sol des rues qui, à son passage, réfléchirait les lumières dansantes des néons, rêvant qui était un fleuve placide s’étendant sur son lit. Et peut-être le fut-il vraiment. Il se sentit couler dans le sein béni d’une belle déesse.
Et il passa sa première nuit avec la Ville.
Dernière édition par Petimuel le Sam 17 Mai - 19:57, édité 1 fois