Avec Un Certain Regard, c'est l'autre sélection riche, et d'autant plus intéressantes que son générique d'introduction (ceux qui l'auront vu à Cannes ou au Forum des Images me comprendront) est un pur moment de grâce: sur une à deux minutes de piano aux notes nostalgiques défilent tous les photogrammes et les noms des réalisateurs qui ont débuté dans cette sélection. Et à lire certains noms, et à voir certaines images, c'est toute l'histoire du cinéma depuis soixante ans qui défile sous nos yeux, avec une certaine fierté. Et l'on se dit: que c'est beau, le cinéma!
Mais les films, les films...
On a commencé par cette sélection, vendredi soir, après une journée assez pénible d'attente et de refoulage. Et on s'est donc rattrapé sur la séance de 22h pour le film de Pedro Costa, Ne change rien, qui a suivi l'actrice Jeanne Balibar durant l'enregistrement de son album. Parce que oui, Jeanne Balibar chante. Jeanne Balibar n'est pas une chanteuse, ni même une musicienne. C'est juste une excellente comédienne. L'effort de faire ce dont pourquoi elle n'est pas née est une gageure - peut-être un défi, ou simplement un effet de mode, on voit pas mal d'actrice pousser la chansonnette en ce moment, pensons à Sandrine Kiberlain... Mais ici, ce qu'on voit, c'est juste une artiste en galère dans un environnement - la musique - qui n'est audiblement pas le sien. Mais elle se bat, pour le faire. Son album, mais aussi ce film dans lequel on voit d'abord l'artiste, la femme, avant la comédienne.
Pedro Costa prend le parti radical de filmer chaque morceau de son album (neuf, au total, si je ne me trompe pas) à des périodes différenets de sa préparation (travail de la voix, recherche des mélodies, apparentissage des paroles, enregistrement, mixage, concerts) , en jonglant de l'un à l'autre dans le temps, et en plaçant par moment des répétitions d'une piéce d'opéra comique dans laquelle Jeanne chante également, mais dans un tout autre registre, lyrique cette fois-ci.
Et, sur une heure quarante-cinq, l'entendre répéter dans la longueur d'un seul plan, les mêmes airs inlassablement, les mêmes paroles, et entendre les mêmes notes... c'est dur.
On connait la voix basse,sensuelle et traînante de Jeanne Balibar, et on peut y être à juste titre sensible, comme à son charme. Si elle peine vraiment à trouver le ton juste et l'harmonie, on ne peut qu'êre séduit par sa volonté et le plaisir manifeste qu'elle prend à chanter dans un registre assez étrange, entre le rock expérimental, progressif, jazzy, ethnique. Un curieux mélange.
Bref.
Chaque chanson correspond à un plan. Donc dîtes-vous que ce film est une véritable expérience d'endurance et de patience (et la salle a prouvé que ce n'était pas évidemment, de rester de la sorte assis quatre à six minutes face à un plan fixe au cadrage impeccable que le noir et blanc sublime et dans lequel l'on n'entend que les efforts de notre Jeanne pour sortir la note juste). Pour certains c'est un torture, et c'est vrai que ça peut être pénible, d'autant plus quand on n'accroche pas à la musique. Personnellement je trouve que c'est typiquement le genre de film qui ferait un excellent bonus pour l'album, un magnifique making of d'une qualité indéniable, à conseiller aux fans absolus de Jeanne ou du cinéaste, présents tous les deux dans la salle et et dont l'acceuil enthousiaste fut nuancé par les nombreux départs au cours de la séance.
Le lendemain fut une découverte pour moi: le dernier Hong Sangsoo, Jal Aljido Motamyunseo (Like you know it all). Le cinéaste coréen, familier de Cannes, reste dans sa marque de fabrique, et livre un film au charme si particulier, en apparence léger, simple, voire amateur, mais qui est d'une profondeur et d'une densité admirables.
L'histoire ne change pas de ces autres réalisations: un réalisateur retrouve un amour de jeunesse; un ami professeur lui fait une leçon de vie. La filiation, l'amour, évidemment, et les relations étranges et indicibles homme/femme sont à nouveau au coeur de ce film. On peut être amusé par la maladresse de ses personnages, la cocasserie des situations, mais on sera à coup sûr touché par la justesse de certains moments, de certaines répliques. Et ressentir cette étonnante impression de déjà-vu, ou plutôt de déjà vécu. Hong Sangsoo a ce talent de parvenir à l'universalité en ne reniant jamais la culture de son pays.
On retrouve avec plaisir les scènes de beuverie, les scènes d'amour, les cadrages en plan large, les panoramiques si chers à Hong Sangsoo, et cette impression de vérité qui se dégage des évènements et des personnages eux-mêmes. Une bouffée de fraicheur qui a son lot de justesse et qui sait toucher le coeur et l'esprit. En voyant les autres films du cinéaste, il m'est venu le sentiment que Hong Sangsoo était d'une sensibilité extrême aux évènements de son existence et qu'il les retranscrivait avec autant de précision possible dans ses films, et qu'il les répétait, les enrichissant à chaque fois d'autres éléments que le temps lui aurait apporté, afin de leur trouver un sens, une justification, et de déceler dans la futilité d'un instant, dans l'innocence d'une réplique, dans la banalité d'un geste, la clé mystérieuse de l'existence. Avec lui, la réalité, celle que l'on côtoie, revet des significations cachées à nos yeux. Car c'est du cinéma, et peut-être que l'un de ses rôles est de nous apprendre à voir la beauté mystérieuse du monde et de notre vie.
Dans un tout autre registre, le lendemain, nous avons découvert un film québecois, Polytechnique, de Denis Villeneuve, en présence de l'équipe du film. Passant juste après Les Beaux Gosses dont je ne dirais rien, faute de l'avoir vu (mais il semblerait que ce fut un tort, à en lire les critiques élogieuses sur ce teen movie à la française...), Polytechnique revient sur un drame qui préfigure les massacres de Columbine. Evidemment, on ne peut que penser à faire un rapprochement avec Elephant, tant les sujets sont proches et par certains moments, l'approche esthétique semble similaire. En 1989, un jeune étudiant misogyne décide d'éliminer toutes les filles de l'école polytechnique de Montréal, réalisant le plus lourd massacre que le Canada ai connu de son histoire dans un établissement scolaire. Justifiant son acte par une haine féroce envers les féministes qui selon lui volaient le travail des hommes (rien que ça), il a fini par se donner la mort après avoir semé la terreur et abattu une bonne partie des femmes de l'école.
Sur la forme, un très beau noir et blanc permet de mettre à distance la violence du film et de faire ressortir les contrastes des paysages neigeux et glacés. Une narration en flash-backs et prolepses donne une dynamique et un suspense permanent au film. Trois personnages sont suivis en alternance: le tueur, un étudiant qui va réagir en héros mais subira les conséquences psychologiques du drame, et une jeune femme qui a traversé cette épreuve. Chacun est fictif, et le personnage du tueur - l'acteur est vraiment saisissant - a été construit sur les lettres qu'il a laissé.
On assiste donc, comme dans Elephant, aux jours de préparation et au massacre en lui-même, ainsi qu'à quelques séquences postérieures qui montrent les effets sur le long terme de ce massacre. Les personnages sont parfois suivis de dos, les couloirs de l'école contribuant à accentuer la tension; un peu de musique de l'époque par-dessus. Un traitement dramatique. Et fort. La violence n'est pas cachée, et dès les premières minutes, on est pris aux tripes. La séquence d'introduction me rappelle d'ailleurs celle de Vengeance... On en est ressorti plutôt bluffé de ce film, de son efficacité et de sa force dramatique, qui nous plongent facilement dans l'angoisse et la brutalité de l'évènement. Mais à en discuter avec notre professeur (merci encore, monsieur Zill), on a réalisé qu'il y avait peut-être un problème éthique: le traitement dramatique et quasi film d'action d'un véritable drame comme celui-ci. En gros, le reproche qu'on peut lui faire, c'est de recourir à des effets faciles de mise en scène pour toucher le spectateur - ce qui est fait très efficacement - en dehors de poser une distance pudique et respectueuse à l'égard des victimes. De s'être servi d'un évènement sinistre au lourd tribut pour en faire un film au pathos et à l'action suffisamment bien dosés pour s'asseoir un public confortable qui ne se posera pas trop de problème de conscience. Avis nuancé, mais il n'en reste que c'est un film qui marche bien. A vous de voir...
Mais les films, les films...
On a commencé par cette sélection, vendredi soir, après une journée assez pénible d'attente et de refoulage. Et on s'est donc rattrapé sur la séance de 22h pour le film de Pedro Costa, Ne change rien, qui a suivi l'actrice Jeanne Balibar durant l'enregistrement de son album. Parce que oui, Jeanne Balibar chante. Jeanne Balibar n'est pas une chanteuse, ni même une musicienne. C'est juste une excellente comédienne. L'effort de faire ce dont pourquoi elle n'est pas née est une gageure - peut-être un défi, ou simplement un effet de mode, on voit pas mal d'actrice pousser la chansonnette en ce moment, pensons à Sandrine Kiberlain... Mais ici, ce qu'on voit, c'est juste une artiste en galère dans un environnement - la musique - qui n'est audiblement pas le sien. Mais elle se bat, pour le faire. Son album, mais aussi ce film dans lequel on voit d'abord l'artiste, la femme, avant la comédienne.
Pedro Costa prend le parti radical de filmer chaque morceau de son album (neuf, au total, si je ne me trompe pas) à des périodes différenets de sa préparation (travail de la voix, recherche des mélodies, apparentissage des paroles, enregistrement, mixage, concerts) , en jonglant de l'un à l'autre dans le temps, et en plaçant par moment des répétitions d'une piéce d'opéra comique dans laquelle Jeanne chante également, mais dans un tout autre registre, lyrique cette fois-ci.
Et, sur une heure quarante-cinq, l'entendre répéter dans la longueur d'un seul plan, les mêmes airs inlassablement, les mêmes paroles, et entendre les mêmes notes... c'est dur.
On connait la voix basse,sensuelle et traînante de Jeanne Balibar, et on peut y être à juste titre sensible, comme à son charme. Si elle peine vraiment à trouver le ton juste et l'harmonie, on ne peut qu'êre séduit par sa volonté et le plaisir manifeste qu'elle prend à chanter dans un registre assez étrange, entre le rock expérimental, progressif, jazzy, ethnique. Un curieux mélange.
Bref.
Chaque chanson correspond à un plan. Donc dîtes-vous que ce film est une véritable expérience d'endurance et de patience (et la salle a prouvé que ce n'était pas évidemment, de rester de la sorte assis quatre à six minutes face à un plan fixe au cadrage impeccable que le noir et blanc sublime et dans lequel l'on n'entend que les efforts de notre Jeanne pour sortir la note juste). Pour certains c'est un torture, et c'est vrai que ça peut être pénible, d'autant plus quand on n'accroche pas à la musique. Personnellement je trouve que c'est typiquement le genre de film qui ferait un excellent bonus pour l'album, un magnifique making of d'une qualité indéniable, à conseiller aux fans absolus de Jeanne ou du cinéaste, présents tous les deux dans la salle et et dont l'acceuil enthousiaste fut nuancé par les nombreux départs au cours de la séance.
Le lendemain fut une découverte pour moi: le dernier Hong Sangsoo, Jal Aljido Motamyunseo (Like you know it all). Le cinéaste coréen, familier de Cannes, reste dans sa marque de fabrique, et livre un film au charme si particulier, en apparence léger, simple, voire amateur, mais qui est d'une profondeur et d'une densité admirables.
L'histoire ne change pas de ces autres réalisations: un réalisateur retrouve un amour de jeunesse; un ami professeur lui fait une leçon de vie. La filiation, l'amour, évidemment, et les relations étranges et indicibles homme/femme sont à nouveau au coeur de ce film. On peut être amusé par la maladresse de ses personnages, la cocasserie des situations, mais on sera à coup sûr touché par la justesse de certains moments, de certaines répliques. Et ressentir cette étonnante impression de déjà-vu, ou plutôt de déjà vécu. Hong Sangsoo a ce talent de parvenir à l'universalité en ne reniant jamais la culture de son pays.
On retrouve avec plaisir les scènes de beuverie, les scènes d'amour, les cadrages en plan large, les panoramiques si chers à Hong Sangsoo, et cette impression de vérité qui se dégage des évènements et des personnages eux-mêmes. Une bouffée de fraicheur qui a son lot de justesse et qui sait toucher le coeur et l'esprit. En voyant les autres films du cinéaste, il m'est venu le sentiment que Hong Sangsoo était d'une sensibilité extrême aux évènements de son existence et qu'il les retranscrivait avec autant de précision possible dans ses films, et qu'il les répétait, les enrichissant à chaque fois d'autres éléments que le temps lui aurait apporté, afin de leur trouver un sens, une justification, et de déceler dans la futilité d'un instant, dans l'innocence d'une réplique, dans la banalité d'un geste, la clé mystérieuse de l'existence. Avec lui, la réalité, celle que l'on côtoie, revet des significations cachées à nos yeux. Car c'est du cinéma, et peut-être que l'un de ses rôles est de nous apprendre à voir la beauté mystérieuse du monde et de notre vie.
Dans un tout autre registre, le lendemain, nous avons découvert un film québecois, Polytechnique, de Denis Villeneuve, en présence de l'équipe du film. Passant juste après Les Beaux Gosses dont je ne dirais rien, faute de l'avoir vu (mais il semblerait que ce fut un tort, à en lire les critiques élogieuses sur ce teen movie à la française...), Polytechnique revient sur un drame qui préfigure les massacres de Columbine. Evidemment, on ne peut que penser à faire un rapprochement avec Elephant, tant les sujets sont proches et par certains moments, l'approche esthétique semble similaire. En 1989, un jeune étudiant misogyne décide d'éliminer toutes les filles de l'école polytechnique de Montréal, réalisant le plus lourd massacre que le Canada ai connu de son histoire dans un établissement scolaire. Justifiant son acte par une haine féroce envers les féministes qui selon lui volaient le travail des hommes (rien que ça), il a fini par se donner la mort après avoir semé la terreur et abattu une bonne partie des femmes de l'école.
Sur la forme, un très beau noir et blanc permet de mettre à distance la violence du film et de faire ressortir les contrastes des paysages neigeux et glacés. Une narration en flash-backs et prolepses donne une dynamique et un suspense permanent au film. Trois personnages sont suivis en alternance: le tueur, un étudiant qui va réagir en héros mais subira les conséquences psychologiques du drame, et une jeune femme qui a traversé cette épreuve. Chacun est fictif, et le personnage du tueur - l'acteur est vraiment saisissant - a été construit sur les lettres qu'il a laissé.
On assiste donc, comme dans Elephant, aux jours de préparation et au massacre en lui-même, ainsi qu'à quelques séquences postérieures qui montrent les effets sur le long terme de ce massacre. Les personnages sont parfois suivis de dos, les couloirs de l'école contribuant à accentuer la tension; un peu de musique de l'époque par-dessus. Un traitement dramatique. Et fort. La violence n'est pas cachée, et dès les premières minutes, on est pris aux tripes. La séquence d'introduction me rappelle d'ailleurs celle de Vengeance... On en est ressorti plutôt bluffé de ce film, de son efficacité et de sa force dramatique, qui nous plongent facilement dans l'angoisse et la brutalité de l'évènement. Mais à en discuter avec notre professeur (merci encore, monsieur Zill), on a réalisé qu'il y avait peut-être un problème éthique: le traitement dramatique et quasi film d'action d'un véritable drame comme celui-ci. En gros, le reproche qu'on peut lui faire, c'est de recourir à des effets faciles de mise en scène pour toucher le spectateur - ce qui est fait très efficacement - en dehors de poser une distance pudique et respectueuse à l'égard des victimes. De s'être servi d'un évènement sinistre au lourd tribut pour en faire un film au pathos et à l'action suffisamment bien dosés pour s'asseoir un public confortable qui ne se posera pas trop de problème de conscience. Avis nuancé, mais il n'en reste que c'est un film qui marche bien. A vous de voir...